Prévoyance et Retraite
Prévoyance et Retraite | 07-12-2023
Professions libérales : que faire après la récente jurisprudence de la Cour de cassation
Le monde des conseils du chef d’entreprise s’est enflammé ces dernières semaines à la lecture de l’arrêt de la Cour de cassation du 19 octobre 2023.
L’ordre des experts comptables s’en est rapidement ému pour leurs clients, celui des avocats également, y compris pour eux-mêmes.
La question écrite du sénateur Claude Malhuret[1] déposée dernièrement s’en fait l’écho.
Notre position est de continuer à mettre en œuvre les outils de sociétaires pour les professionnels libéraux tout en assurant une rémunération personnelle normale, gage d’une sincérité économique des opérations.
Rappel des épisodes précédents
La question est l’assujettissement aux cotisations sociales des professionnels libéraux. Elle avait fait l’objet, il y a une quinzaine d’année, de jurisprudence[2] et par la suite d’une législation[3], en réaction à des comportements d’optimisation où la rémunération du praticien était réduite drastiquement voire absente. Le praticien ne renonçait pas pour autant à percevoir des revenus, mais sous la forme de dividendes.
La réponse législative fut un assujettissement aux cotisations sociales des dividendes distribués par des SEL au-delà d’un seuil arbitraire, fixé à 10% du capital augmenté de 10% du montant moyen des comptes courants d’associés[4].
Cette règle fut étendue à l’ensemble des travailleurs non-salariés à compter des dividendes versés en 2013[5]. Malgré une tentative législative, ceci ne fut pas étendu aux dirigeants des sociétés par actions, relevant du régime général salarié.
On assiste donc à une autonomie du droit social, qui ne tient pas compte de la nature juridique du dividende pour le qualifier de revenu d’activité de façon irréfragable.
On relèvera que cette disposition peu satisfaisante intellectuellement vieillit mal et s’avère aujourd’hui plus favorable que la soumission aux prélèvements sociaux (qui entre temps ont progressé de 10,3 % à 17,2 %)[6].
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Arrêt de cassation du 19 octobre 2023
L’arrêt porte sur la situation d’un chirurgien-dentiste, exerçant son activité sous forme de SEL détenue quasi exclusivement par une holding (SPFPL) assujettie à l’impôt sur les sociétés dont lui et son conjoint sont titulaires des titres.
Les distributions réalisées par la SEL sont ainsi perçues par la holding. Son opacité fiscale a pour effet d’écarter toute imposition fiscale (et en principe sociale) personnelle en l’absence de distribution réalisées par elle-même.
La caisse de retraite a assujetti les dividendes perçus par la SPFPL aux cotisations sociales générant le contentieux. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence ayant confirmé l’assujettissement aux cotisations sociales dans un arrêt du 11 juin 2021, n°20/09464, l’assuré s’est pourvu en cassation.
L’arrêt de la Cour de cassation rejette le pourvoi et énonce le principe selon lequel « les bénéfices de la société d’exercice libéral, au sein de laquelle le travailleur indépendant exerce son activité, constituent le produit de son activité professionnelle et doivent entrer dans l’assiette des cotisations sociales dont il est redevable, y compris lorsque ces bénéfices sont distribués à la société de participations financières de profession libérale qui détient le capital de la société d’exercice libéral. »
Une autonomie du droit social
En considérant ses résultats comme l’assiette des cotisations sociales, cette analyse nie, quant à la législation sociale, la personnalité juridique de la société, holding mais également d’exercice, son autonomie.
La « mécanique » de notre Droit est la suivante, un Droit privé de qualification, un Droit administratif (fiscal et social) d’application s’appuyant sur les qualifications du Droit privé, et une assiette sociale dont la source est le résultat fiscal.
Néanmoins, l’autonomie du Droit administratif est reconnue, et notamment du droit social. On relèvera ainsi l’assujettissement aux cotisations sociales de certains loueurs en meublé[7], ou encore les retraitements réalisés sur le résultat fiscal afin d’obtenir l’assiette sociale dont la soumission d’une fraction des dividendes distribués[8]. Néanmoins cette autonomie du droit administratif, fusse-t-elle introduite par la jurisprudence[9], se doit ne pas être contraire à la loi[10].
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Une contradiction avec la loi et les circulaires URSSAF
La loi, à l’article L.136-1 du Code de la sécurité sociale, dispose d’une assiette constituée d’une fraction des revenus distribués.
Si l’on retient la notion de dividendes sur le plan social, comment pourrait-on écarter l’existence de la société et la décision d’affectation du bénéfice de la collectivité de ses associés ?
Les dispositions légales relatives à l’assujettissement aux cotisations sociales des distributions vise les « revenus mentionnés aux articles 108 à 115 du code général des impôts ». Or ces articles concernent l’imposition à l’impôt sur le revenu des personnes physiques, et on ne peut sérieusement à la fois revendiquer une qualification sociale autonome au droit fiscal alors qu’un texte fiscal est expressément visé.
Cette interprétation est d’ailleurs confirmée dans la circulaire du 18 août 2010 : « Il s’agit des distributions effectuées par les sociétés passibles de l’impôt sur les sociétés, de plein droit ou sur option, et imposables à l’impôt sur le revenu au nom des bénéficiaires. »
Ces revenus comprennent d’ailleurs le boni de liquidation d’une société soumise à l’impôt sur les sociétés.
La circulaire du 14 février 2014 ne remet pas en cause cette interprétation. Elle déclare que la loi de financement de la sécurité sociale n’a fait qu’étendre les dispositions antérieurement applicables uniquement aux SEL en modifiant la rédaction de l’article L.136-1 du Code de la sécurité sociale, sans en modifier l’assiette.
La modification de la rédaction de l’article L.131-6 du Code de la sécurité sociale prévu dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 ne fait que réaliser un alignement des assiettes de cotisations sociales et de CSG[11].
Les circulaires ont un caractère d’opposabilité à l’administration[12]. La seule exception pourrait résider dans « montage artificiel dénué de toute substance »[13], caractérisant une fraude à la loi.
Un abus de droit « rampant » en passe d’être légalisé
La loi ne permettant donc pas l’interprétation de la Cour de cassation, le seul moyen pour l’administration aurait dû être la procédure de répression de l’abus de droit social[14], seul recours contre l’application littérale de la loi. Ceci est souligné sur l’excellent blog du cabinet Bornhauser[15].
Cette procédure, existante depuis 15 ans, n’a jamais été mise en œuvre par l’URSSAF par méconnaissance ou paresse. Le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2024, en son article 5, en prend acte[16] et décide de permettre à l’administration de remettre en cause des actes relevant de la fictivité ou de la fraude à loi en vue de réduire le montant des cotisations sociales sans emprunter de procédure spécifique.
L’abus de droit social « rampant », c’est-à-dire un contentieux s’appuyant sur une remise en cause des actes juridiques jugés fictifs ou relevant de la fraude à la loi sans emprunter la procédure ad hoc, serait ainsi légalisé. Tout agent pourrait écarter des actes sans formalisme particulier, malgré la gravité de cette action.
L’étude d’impact du PLFSS pour 2024 relève que récemment « la Cour de cassation a jugé que les organismes de recouvrement avaient implicitement eu recours à une qualification d’abus de droit au sens de l’article L. 243-7-2 du code de la sécurité sociale et ce, alors même que les organismes n’avaient pas appliqué la pénalité prévue. La Cour a notamment jugé qu’il en était ainsi chaque fois que l’agent chargé du contrôle n’avait pas pris en compte un acte en estimant qu’il avait un caractère fictif ou qu’il ressortait de la lettre d’observations adressée à l’issue du contrôle qu’il considérait que l’acte avait été pris dans le seul but d’éluder le paiement des cotisations. »
On relèvera par exemple un arrêt récent au sujet des sociétés de prestation de services : « la création d’une société dans le seul but […] d’éluder les cotisations et contributions sociales dues au régime général par le président d’une société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU) (Cass. civ. 2, 11 mai 2023, n°21-17.226)[17].
Un abus de droit non démontré
Si l’administration sociale pourra écarter les actes selon le droit commun, il n’en reste pas moins qu’elle ne démontre pas la fictivité ou le caractère de fraude à la loi de la société.
En aucun cas une société ne peut être considérée comme fictive ou relevant d’une fraude à la loi du seul fait qu’elle soit unipersonnelle. Le caractère unipersonnel est légal, réaffirmé encore récemment dans l’ordonnance du 08 février 2023 en son article 40 relatif aux SEL.
Le recours à une holding ne relève également pas de la fraude à la loi, quand bien même elle n’aurait qu’une seule filiale[18].
Le risque est ainsi de voir des procédures écartant les actes juridiques sans que l’administration démontre le caractère fictif ou de fraude à la loi prendre de l’ampleur, avec l’adoubement d’une Deuxième Chambre de la Cour de cassation faisant peu de cas de la loi, des notions de fraude à la loi et surtout du développement économique.
Alors que l’administration fiscale a énoncé dans ses commentaires[19] que l’optimisation fiscale était non répréhensible : « [la procédure de répression de l’abus de droit ] n’a pour objet d’interdire au contribuable de choisir le cadre juridique le plus favorable du point de vue fiscal pourvu que ce choix ou les conditions le permettant ne soient empreints d’aucune artificialité. », l’administration sociale serait en droit de remettre en cause toute optimisation sous prétexte que le praticien exerce son activité au sein de la société ?
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Qu’attendre ?
La décision de la Cour de cassation a suscité un émoi légitime et il est difficilement envisageable que le législateur ou le Gouvernement via l’administration[20] ne viennent pas clore ou encadrer la question.
Comment peut-on déclarer dans le rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2023-77 du 8 février 2023 que le texte a pour objet de « faciliter le développement et le financement des structures d’exercice des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé » et priver ces professionnels d’une grande part de l’intérêt de capitaliser une part de leurs résultats ou d’utiliser une holding de rachat ?
Comment peut-on réformer le statut de l’entrepreneur par la loi du 14 février 2022 en lui accordant l’accès à l’impôt sur les sociétés, permettant de capitaliser le résultat, et le refuser à une société, elle, bien réelle ?
Nous sommes donc convaincus que la décision de la Cour de cassation ne pourra pas prospérer, sauf à ce que le Gouvernement abandonne toute idée d’un environnement favorable à l’activité entrepreneuriale.
Que faire ?
Le recours aux outils que sont la société soumise à l’impôt sur les sociétés et la holding (également soumise à l’impôt sur les sociétés) doit se poursuivre. Ils sont des fondamentaux de l’organisation de l’activité professionnelle.
Néanmoins, il convient de ne pas occulter le sujet qui n’est pas abordé dans la décision de la Cour de cassation, mais qui est décisif. La question de la rémunération de l’activité du praticien.
Il est fort probable que le praticien objet de la décision ne se rémunérait pas de façon normale au sein de la société d’exploitation, ce qui en creux a motivé de retenir une assiette peu orthodoxe, constituée de revenus perçus par la holding opaque, comme revenu d’activité.
Le professionnel libéral est celui qui réalise l’acte de la profession règlementée, quand bien même il le réalise pour le compte de la société d’exercice, sous le contrôle de l’autorité ordinale et non sous celui de la société[21].
Cette appréciation particulière de l’activité libérale règlementée a motivé l’analyse du Conseil d’Etat dans l’arrêt du 8 décembre 2017 au sujet de la rémunération d’un mandataire praticien au sein d’une SEL (dont l’administration a tiré (une partie) des conclusions dans ses commentaires en décembre dernier[22]).
La rémunération du praticien se doit d’être normale, à défaut un contentieux avec les organismes de sécurité sociale est latent.
Jacques Barthélémy énonçait ainsi en 2015 que « les organismes de Sécurité sociale pourront, en s’appuyant sur l’abus de droit, considérer que le salaire effectif est inférieur à la rémunération normale, évaluée de la même manière.»[23]
Il serait tout à fait légitime, en 2023, que les organismes de sécurité sociale invoquent aujourd’hui un acte anormal de gestion lorsque le mandataire ne se voit pas rémunéré normalement. Il renonce ainsi de façon indue à la rémunération de son activité BNC qui en principe devrait égaler celle de la valeur de marché d’un praticien salarié au regard de la compétence technique.
Si les choix de gestion sont discrétionnaires au dirigeant[24], l’administration est en droit de lui imposer une sincérité économique dans leur application, ce que permet l’acte anormal de gestion.
Par conséquent, notre position est de continuer à mettre en œuvre les outils de sociétaires pour les professionnels libéraux tout en assurant une rémunération personnelle normale, gage d’une sincérité économique des opérations.
Florent Belon, Partner et Responsable de l’Expertise Ingénierie Patrimoniale Olifan Group
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[1] https://www.senat.fr/questions/base/2023/qSEQ231109116.html
[2] Arrêt du 15 mai 2008 Deuxième chambre de la Cour de Cassation n°06-21.741
[3] Loi de financement de la sécurité sociale pour 2009, article 22
[4] Article L.131-6, III du Code de la sécurité sociale – Circulaire DSS 2010-315 du 18 août 2010
[5] Circulaire RSI du 14 février 2014 n°2014-1
[6] https://www.contrepoints.org/2018/01/29/308521-chic-dividendes-soumis-aux-cotisations-sociales
[7] Article L.611-1, 6° du Code de la sécurité sociale
[8] Article L.131-6 du Code de la sécurité sociale
[9] On citera l’arrêt du 10 juillet 1925 ayant jugé que la location meublée, bien qu’activité civile, soit imposée selon le régime des bénéfices industriels et commerciaux afin de ne pas créer de distorsion de concurrence avec les commerçants hôteliers.
[10] Arrêt de la Deuxième chambre civile de la Cour de Cassation du 18 janvier 2006 relatif à l’illégalité dela doctrine administrative sociale concernant le loueur en meublé
[11] https://www.senat.fr/rap/l23-084-2/l23-084-23.html article 10 ter
[12] Article L.243-6-2 du Code de la sécurité sociale
[13] Conseil d’Etat 28 octobre 2020 relatif à l’opposabilité de la doctrine fiscale article L.80 A du Livre des procédures fiscales
[14] Article L.243-7-2 du Code de la sécurité sociale
[15] https://blog.bornhauser-avocats.fr/2023/10/la-decision-de-la-cour-de-cassation-sur-les-dividendes-distribues-a-une-spfpl-merite-dautres-commentaires/
[16] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b1682_etude-impact.pdf pages 14 et suivantes « La lourdeur de cette procédure, et notamment la possibilité de demander l’avis d’un comité ad hoc, semble toutefois excessive à la fois pour le cotisant et pour l’organisme et conduit à allonger les procédures. »
[17] l’ACOSS avait énoncé lors de l’inauguration du comité de répression de l’abus de droit social que l’externalisation de fonctions commerciales, techniques ou du droit est constitutive d’un abus de droit si une société a été créée à cet effet dans le seul but de détourner les rémunérations des dirigeants de l’assiette des cotisations sociales. https://www.cairn.info/revue-regards-2015-1-page-249.htm Jacques Barthélémy Regards 2015/1 (N˚ 47)
[18] On citera notamment l’arrêt du Conseil d’Etat du 27 janvier 2011 énonçant dans la situation d’une holding détenant une seule filiale que « la holding constituée dans le montage présentait pour les contribuables un intérêt d’ordre financier et patrimonial durable, en permettant à cette société qu’ils contrôlaient notamment de dégager une capacité d’emprunt supérieure à celle des associés en obtenant dans de meilleures conditions des financements extérieurs pour le développement de la société d’exploitation, et en facilitant la création ou l’acquisition éventuelle d’autres entreprises, dès lors que les emprunts contractés à cette fin le seraient directement par la société holding, apportant en garantie ses actifs propres et préservant ainsi les autres éléments du patrimoine des auteurs de l’opération. »
[19] BOFiP-impôts BOI-CF-IOR-30-20 n°1
[20] Au moyen d’une publication au BOSS https://boss.gouv.fr/portail/accueil.html notamment
[21] Arrêt de la Deuxième chambre de la Cour de cassation du 20 juin 2007 n°06-17146 – Ordonnance n° 2023-77 du 8 février 2023 article 40 « Ces sociétés ne peuvent exercer la profession qui constitue leur objet social que par l’intermédiaire d’un de leurs membres ayant qualité pour exercer cette profession. »
[22] https://bofip.impots.gouv.fr/bofip/13746-PGP.html/ACTU-2022-00145
[23] https://www.cairn.info/revue-regards-2015-1-page-249.htm Jacques Barthélémy Regards 2015/1 (N˚ 47)
[24] CE 13 juillet 2016 « Il n’appartient pas à l’administration […] de se prononcer sur l’opportunité des choix de gestion opérés par l’entreprise » réponse ministérielle du 25 juin 2019 n° 16212 JOAN « L’administration appliquera, à compter de 2021, de manière mesurée cette nouvelle faculté conférée par le législateur, sans déstabiliser les stratégies patrimoniales des contribuables »