Expertise Ingénierie Patrimoniale
Regards d'Experts #2 | 2e trimestre 2022
Apport d’usufruit à une société : le diable se cache dans les détails
Dans un arrêt du 31 mars 2022 [1], le Conseil d’Etat confirme la position de l’administration fiscale [2]. Dès lors qu’un usufruit viager préconstitué est apporté à une société pour une durée fixe, l’opération relève du champ d’imposition de l’article 13,5 du Code Général des Impôts (CGI). A contrario, si aucun terme n’est prévu, l’opération en est exclue, quand bien même la durée de cet usufruit est de droit plafonnée à 30 ans (Cass. Com. 26 sept 2018, 16-26.503). En adoptant une position similaire à celle des commentaires administratifs, le Conseil d’Etat limite le risque de voir les opérations d’apport ou de cession d’usufruit préconstitué à une société, être concernées par ce dispositif, particulièrement onéreux fiscalement, et ce d’autant plus si l’administration fiscale venait à modifier la rédaction du BOFiP.
Rappel du dispositif dissuasif de l’article 13,5 du CGI à la première cession d’usufruit à durée fixe
Pour mémoire, afin de limiter l’optimisation fiscale de la cession temporaire d’usufruit de biens immobiliers, la législation fiscale a accueilli des dispositions codifiées à l’article 13,5 du CGI. Jusqu’alors, cette cession relevait du régime des plus-values, plutôt faiblement taxées, voire exonérées en cas de détention longue d’actifs immobiliers, tout en mettant fin à une imposition des revenus au barème progressif et aux prélèvements sociaux dont les taux étaient et sont toujours particulièrement élevés. Faute d’erreur de valorisation ou de comportement non sincère, l’administration fiscale ne pouvait contester l’opération et ainsi rehausser l’imposition due par le contribuable cédant.
Ainsi, la première mutation à titre onéreux, intervenue depuis le 14 novembre 2012 [3], d’un usufruit à durée fixe, entre dans le champ de l’article 13,5 du Code Général des Impôts (CGI). Dès lors, en lieu et place de relever du régime d’imposition des plus-values, le produit de cession est imposé, dès le premier euro, à l’impôt sur le revenu, dans le revenu catégoriel afférent aux fruits générés par le bien, objet de la mutation [5]. Plus d’optimisation fiscale, bien au contraire !
Il en va de même des opérations d’échange ou d’apport en société, peu importe que cette dernière soit semi-transparente ou assujettie à l’impôt sur les sociétés.
Prenons l’exemple d’un contribuable, propriétaire d’un bien immobilier loué nu, détenu en pleine propriété depuis 22 ans, qui cèderait son usufruit, à sa société d’exploitation, pour 10 ans. Cette opération entre, de facto, dans le champ de l’article 13,5 du CGI. Le prix de cession de l’usufruit est alors imposé entre ses mains dans la catégorie des revenus fonciers à sa tranche marginale d’imposition (pouvant facilement atteindre 45 %, puisque le produit de cession est taxé dès le 1er euro) à quoi il faut ajouter 17,2 % de prélèvements sociaux. Si le contribuable avait pu relever de la plus-value immobilière des particuliers, l’éventuelle plus-value aurait bénéficié d’une exonération à l’impôt sur le revenu et l’assiette des prélèvements sociaux aurait bénéficié d’un abattement de 28 %.
Cet exemple ne pose pas de difficultés particulières concernant l’application de ce texte, puisqu’il s’agit, sans équivoque, d’une première cession d’un usufruit, à durée fixe. Néanmoins, qu’en est-il de l’apport d’un usufruit viager préconstitué sur la tête de l’apporteur, à une société ?
L’administration fiscale a énoncé dans ses commentaires administratifs [2] opposables (art. L.80 A du LPF) que « les cessions portant sur un usufruit viager cédé sans terme fixe, c’est-à-dire un usufruit dont la seule cause d'extinction est le décès de son titulaire, ne sont pas concernées par les dispositions du 5 de l'article 13 du CGI. Ces cessions restent donc soumises aux dispositions du CGI relatives à l'imposition des plus-values. »
Plus particulièrement, lorsque l’usufruit est cédé à une société, l’administration fiscale distingue deux cas :
- Si l’usufruit cédé est constitué sur la tête de la personne morale alors, la cession entre dans le champ du dispositif de l’article 13,5 du CGI. En effet, l’usufruit portant sur la tête d’une personne morale ne pouvant excéder trente ans (article 619 du Code Civil), la durée de l’usufruit est nécessairement consenti pour une durée fixe ;
- Si l’usufruit cédé est préconstitué sur la tête du cédant, alors la cession n’entre pas dans le champ du dispositif de l’article 13,5 du CGI, puisqu’il s’agit d’un usufruit viager (sauf si l’usufruit est consenti pour une durée fixe).
Contexte de l’arrêt du Conseil d’Etat du 31 mars 2022
En l’espèce, une contribuable a procédé à un apport, pour une durée de 30 ans, au profit d’une SAS, de l’usufruit viager portant sur des parts sociales qu’elle détenait au sein d’une SNC semi-transparente exerçant une activité industrielle et commerciale.
L’administration fiscale a contesté la qualification de l’opération en considérant que l’opération était assimilée à une première cession d’usufruit temporaire et donc que la somme correspondant à la valorisation de l’apport devait être taxée, à l’impôt sur le revenu, en tant que revenu catégoriel, à savoir celui des BIC (Bénéfices Industriels et Commerciaux).
La Cour Administrative d’Appel de Paris du 5 octobre 2021[4] avait infirmé la décision rendue en première instance, favorable au contribuable, invalidant de fait la doctrine fiscale.
Un pourvoi en cassation a été formé. Le Conseil d’Etat casse et annule la décision d’appel, reprenant ainsi la doctrine administrative.
Le Conseil d’Etat a considéré que cette opération d’apport à une société d’un usufruit viager préconstitué, entrait effectivement dans le champ d’application de l’article 13,5 du CGI, dès lors que le second usufruitier bénéficiait du droit d’usufruit pour une période qui n’était pas exclusivement déterminée par la durée de la vie humaine. Par conséquent, la valeur correspondant à l’apport devait être taxée dans la catégorie des BIC et l’administration fiscale avait légitimement redressé la contribuable.
Le terme prévu dans l’acte d’apport prévaut sur le caractère viager de l’usufruit
Par cet arrêt, le Conseil d’Etat nous permet de conforter le traitement juridique et fiscal d’un apport ou d’une cession d’un usufruit préconstitué, à une personne morale : s’il s’agit d’un usufruit préconstitué sur la tête de l’apporteur (préexistence d’un démembrement viager, suite à une donation ou à une succession), cette opération d’apport est alors, en principe, exclue du champ d’application de l’article 13,5 du CGI.
Le seul fait que l’usufruit viager soit détenu par une personne morale n’a pas pour effet d’entrainer l’application de l’article 13,5 du CGI , sauf à ce qu’un terme ait été prévu dans l’acte d’apport ou de cession. La doctrine administrative du BOFiP protège d’ailleurs le contribuable, y compris vis-à-vis de la procédure d’abus de droit en l’absence d’artificialité, comme l’a confirmé le Conseil d’Etat dans son arrêt du 28 octobre 2020 [6].
Dans l’affaire jugée, quand bien même nous étions en présence d’un usufruit viager portant sur la tête d’une personne physique, le fait d’inscrire un terme, en l’espèce 30 ans, a eu pour conséquence de prévaloir sur le caractère viager de l’usufruit.
Impact pratique / Point de vigilances
- Une grande attention doit être portée à la rédaction de l’acte d’apport ou de cession, afin de veiller à ne pas fixer de durée, et ainsi de ne pas entrer dans le champ d’application de l’article 13,5 du CGI ;
- Il est nécessaire de se faire accompagner par un Conseil spécialisé pour la mise en place de ce type d’opérations, nécessitant un bon paramétrage (valorisation des droits, paramètres permettant à la société bénéficiaire de l’usufruit de justifier d’une espérance d’enrichissement significatif liée à l’opération afin d’écarter l’artificialité).
Références : [1] Conseil d’Etat 31.03.2022 n°458518 [2] BOI-IR-BASE-10-10-30 § 80 et § 90 [3] Article 15 de la loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 de finances rectificative pour 2012 [4] CAA Paris 5 octobre 2021 n°20PA01257 [5] Article 13,5 du Code Général des Impôts [6] Décision du Conseil d’Etat 28.10.2020 n°428048
« Le contribuable peut se prévaloir de cette interprétation administrative, dite « doctrine », même si elle est contraire à la loi fiscale.
Par la décision de ce jour, rendue en Assemblée du contentieux – sa formation la plus solennelle –, le Conseil d’État confirme son avis Société de distribution de chaleur de Meudon et d’Orléans du 8 avril 1998 concernant ce mécanisme : l’administration fiscale ne peut pas augmenter l’impôt d’un contribuable en soutenant que l’interprétation de la loi sur laquelle ce contribuable s’est appuyé, contenue dans la doctrine administrative, dépasserait la portée qu’elle entendait donner à celle-ci. »