Expertise Ingénierie Patrimoniale
Regards d'Experts #5 | 2ème trimestre 2023
Pour une anticipation efficiente de la vulnérabilité du chef d’entreprise
Intervention d’experts Par Caroline Borie et Souad Grasselly Expertise personnes vulnérables
Lors de la création de son entreprise, le dirigeant s’entoure de professionnels, afin de réaliser le montage et concevoir, notamment, les statuts qui vont encadrer la vie de sa société.
Dans cette dynamique de construction, l’anticipation de l’incapacité parait parfois lointaine, voire peu pertinente.
Toutefois, associé à un allongement de la période d’activité, il n’est pas possible d’exclure l’anticipation de cet aléa, dès la constitution et quelle que soit la forme de l’entreprise.
Ce changement de paradigme pour l’ensemble des professionnels qui accompagnent le chef d’entreprise nécessite une expertise à deux niveaux :
- L’articulation du droit des sociétés et du droit des personnes,
- La proposition d’un accompagnement opérationnel efficient.
Désormais, les professionnels du droit et du chiffre prennent en compte le risque décès dans le conseil au chef d’entreprise mais n’abordent encore que très peu l’incapacité.
Or, celle-ci engendre tout autant de conséquences sur ces derniers, dont certaines peuvent s’avérer particulièrement graves. Il convient de considérer les impacts humains, matériels et juridiques : défaillance de l’organe de direction, blocage de la prise de décisions, longueur des procédures judiciaires, conflits familiaux ou entre associés, risques financiers pour l’entreprise (perte du savoir-faire et arrêt de la production potentiel, frais généraux, défaut de paiement des salaires et des fournisseurs…). L’ensemble des ces conséquences entrainant mécaniquement une dévalorisation de la société.
S’agissant des effets sur la famille du chef d’entreprise, l’équilibre budgétaire sera également considérablement impacté du fait d’une perte de revenus cumulée à la nécessité de faire face à de lourdes dépenses de santé.
Au confluent de deux branches du droit, ce sujet complexe doit conduire les professionnels à s’en saisir, afin d’alerter et de conseiller au mieux leurs clients.
Le difficile exercice d’articulation des statuts avec une mesure de protection
Envisager la vulnérabilité du chef d’entreprise passe par la prise en compte de ses fonctions, de la forme sociale et des prises de participations de la société.
Selon que l’activité est exploitée de manière individuelle ou sociétale, l’anticipation de la vulnérabilité ne peut être la même et le conseil doit être adapté
Qu’il soit à la tête d’une société unipersonnelle ou d’une structure sociétale (EURL, SASU, SC, SARL, SAS, SA…), le chef d’entreprise doit être alerté sur le risque potentiel de blocage de sa structure en cas d’incapacité non anticipée. Les procurations éventuellement mises en place seront caduques. En outre, si son état l’empêche définitivement d’exprimer sa volonté, une représentation sera nécessaire, impliquant la saisine du juge des contentieux de la protection dans des délais incompressibles.
Rappel : les différentes mesures de protection [1]
- Les mesures judiciaires :
° Assistance : la curatelle, l’habilitation familiale assistance
° La représentation : la tutelle, l’habilitation familiale générale
- La mesure juridique : Le mandat de protection future
Attention, il existe des spécificités en fonctions des différentes formes sociales.
A titre d’exemple :
- En cas d’incapacité du dirigeant, une société unipersonnelle (EURL,SASU) sera, très souvent, placée en liquidation judiciaire du fait de l’impossibilité de convoquer une assemblée générale et donc de générer une prise de décision (désignation d’un organe de direction, recrutement d’une personne compétente).
- Les sociétés par actions disposant parfois d’un organe de direction multiple (président et directeur général) échappent plus facilement aux situations de blocage. Toutefois, des difficultés peuvent toujours survenir, notamment pour les SAS dont le Président est également associé majoritaire, ce qui empêche ses co-associés de nommer un nouveau dirigeant. Le risque existe également lorsque des clauses prévoient la révocation automatique du directeur général en présence d’un président défaillant.
L’examen approfondi des statuts
Que l’on se place au moment de la constitution ou en cours de vie de l’entreprise, il est indispensable d’analyser les clauses statutaires au regard d’une éventuelle incapacité et en tenant compte de la situation patrimoniale et familiale du dirigeant.
A défaut, des dispositions légales permettent de révoquer le dirigeant placé sous protection judiciaire [2]. Pour autant, nous recommandons fortement au chef d’entreprise de prévoir des clauses spécifiques qui permettront la révocation immédiate du dirigeant frappé d’une incapacité juridique ou pour lequel un mandat de protection future serait activé. Ainsi, ses co-associés pourront uniquement acter sa révocation en assemblée et non la soumettre à un vote plus contraignant.
Il est également conseillé d’organiser une co-direction et/ou une direction à effet différé (gérant/président subsidiaire), afin d’accélérer le processus de transition et de s’assurer de la compétence des personnes choisies.
En parallèle, la rédaction d’un mandat de protection future fait sens puisqu’il permet à tout associé de se faire représenter par un mandataire, qu’il aura préalablement désigné. Les statuts devront également y faire référence.
NB : attention aux éventuels conflits d’intérêts lorsque le/les associés sont également représentants de l’incapable. Pour y remédier, la désignation d’un mandataire ad hoc peut être la solution.
attention, la représentation et l’assistance ne portent jamais sur la fonction de direction mais uniquement sur les droits sociaux !
A propos du mandat de protection future pour le chef d’entreprise …
Rappel : le mandat de protection future est un contrat permettant à toute personne majeure, non placée sous une mesure de tutelle ou d’habilitation familiale de désigner un ou plusieurs mandataires, en charge de s’occuper d’elle et de son patrimoine, si elle venait un jour à ne plus être en capacité de pourvoir seule à ses intérêts [3]. Il s’agit d’une mesure de représentation, activée sur présentation d’un certificat médical circonstancié.
Le recours à la forme notariée s’impose, afin de permettre au mandataire de réaliser les actes de disposition nécessaires à la vie de l’entreprise, ce que le mandat par acte sous seing privé ne permet pas. Par exemple, le mandataire pourra représenter le mandant aux assemblées portant sur la modification des statuts, l’agrément d’un associé, l’augmentation ou la réduction de capital, la vente d’un élément d’actif immobilisé… [4].
Le mandant a également la possibilité de désigner un ou plusieurs mandataires, selon les missions et les compétences respectives de chacun et de prévoir des conseils préalablement identifiés (avocats, expert-comptable, notaire…).
NB : Certains conseils pourront même être chargés de contrôler des actes précis en raison de leur complexité.
La rédaction du mandat ne peut donc être dissociée des statuts, sous peine de voir la réorganisation professionnelle et patrimoniale perdre de son efficacité.
En conclusion, l’information du chef d’entreprise et l’interprofessionnalité s’imposent comme des évidences pour anticiper les risques liés à une éventuelle vulnérabilité
Références :
[1] Art 425, 440, 494-1 du Code civil
[2] Art 1 160 du Code civil et art L 223-27 du Code de commerce
[3] Art 477 à 494 du Code civil
[4] Décret n° 2008-1484 du 22 décembre 2008 – Annexe 2